Je suis une Légende: Joe Frazier (1944/2011)

Le volubile contre le taiseux. L’extravagant contre le discret. Jamais rivaux d’un même sport ne se sont tant haïs. Favori du public, Muhammad Ali n’était pas à une punchline cinglante près pour enflammer un combat, quitte à humilier son adversaire. Surtout lorsqu’il s’est agi de Joe Frazier, premier boxeur professionnel à envoyer The Greatest au tapis. Le décès de « Smokin’ Joe » en novembre dernier des suites d’un cancer du foie a réveillé les vieux souvenirs d’une époque où la boxe connaissait âge d’or et révélait des destins extraordinaires.

« Be smokin’ ! Be smokin’ !»

« Oncle Tom », « Gorilla » : Muhammad Ali n’a jamais manqué d’inspiration pour surnommer Joe Frazier qui ne le lui pardonna jamais. Pourtant, le personnage  de « Smokin’ Joe » ne peut se réduire à ces saillies acerbes et condescendantes. Né en 1944 à Beaufort en Caroline du Sud et dernier d’une fratrie de douze enfants, Frazier a grandi dans l’Amérique de la ségrégation et des discriminations humiliantes envers les Noirs. Dès son plus jeune âge, il est contraint de travailler pour gagner quelques dollars et aider sa famille. Sa vie prend un tournant en 1958 lorsqu’à 14 ans, il se rebella contre son patron après que celui-ci eut frappé un enfant noir. Craignant pour sa vie, sa mère l’envoya chez un de ses fils à New York puis chez une tante à Philadelphie. C’est en Pennsylvanie, à l’âge de 17 ans, que Frazier franchit pour la première fois le seuil d’une salle de boxe et qu’il acquit le surnom de «Smokin’ Joe », sobriquet donné par son entraîneur Yank Durham qui lui répétait sans cesse « Be smokin’ !  Sois fumant ! ». Il a 20 ans en 1964 quand il succède, à Tokyo, à celui qui s’appelle encore Cassius Clay au palmarès olympique dans la catégorie reine des lourds. Au cours du tournoi, il écrase tous ses adversaires avant la limite jusqu’en demi-finale. Blessé à la main droite, il remporte la finale face à l’Allemand Hans Huber avec sa seule main gauche alors qu’il est droitier. Passé professionnel l’année suivante, Frazier s’empare du titre laissé vacant par Ali, destitué de ses titres après qu’il a refusé de combattre au Viêtnam en 1968, après avoir mis Jimmy Ellis KO à la quatrième reprise.

Un crochet du gauche fulgurant et ravageur 

Le premier affrontement entre les deux boxeurs a lieu le 8 mars 1971 dans l’écrin du Madison Square Garden de New York. De retour sur les rings, Ali est invaincu. Cet affrontement était annoncé comme étant le combat du siècle. Il le fut. Laissant Ali faire le show en conférence de presse, Frazier se prépare en silence. Et fait tomber le mythe au 15ème round d’un crochet gauche dévastateur. Vu par près de 300 millions de téléspectateurs massés dans les cinémas du monde entier et commenté par Burt Lancaster, ce combat fait entrer Frazier dans la Légende du Noble Art.

Les deux ennemis se retrouvèrent le 28 janvier 1974, toujours au Madison Square Garden. Entre temps, un « petit » nouveau avait émergé dans la hiérarchie mondiale : George Foreman qui, en 1973, écrasa Frazier en seulement deux rounds et demi. Ali prit sa revanche mais, s’il expédia Smokin’ Joe au tapis dès la deuxième reprise, il eut les pires peines du monde à arracher la décision des juges au terme des 12 rounds.

Même si Frazier aida Ali à son insu pour qu’il retrouvât sa licence après les événements du Viêtnam et même s’il lui prêta de l’argent pendant cette période, la rivalité atteint son paroxysme, lors de cet ultime combat disputé le 1er octobre 1975 à Manille. En guise de provocation, Ali lança aux journalistes présents : « ça va être un thriller, un grand frisson, une tuerie quand je serai en face du gorille de Manille ! [1]». Organisé par le général Marcos, dictateur philippin, le «Thrilla in Manila» fut un pugilat mettant aux prises deux champions refusant à tout prix la défaite. L’œil droit fermé, la bouche coupée, Frazier est arrêté par son coach à la 15ème reprise. Exténué par des conditions climatiques, Ali, qui lui aussi avait failli jeter l’éponge au 14ème round, déclara à bout de forces : « Pas de doute, ça doit être ça mourir ».

Le style Frazier

« Il a imprimé sa marque dans la boxe, tout le monde connaît son histoire, c’était un grand homme. Il avait le style Joe Frazier, tout le monde s’en souvient, certains boxeurs essayaient de l’imiter ». L’hommage, signé Lennox Lewis, figure de proue de la catégorie des lourds pendant les années 90 et 2000, met en exergue un véritable style caractéristique à Smokin’ Joe. Inspiré par ‘Sugar’ Ray Robinson et Rocky Marciano, Frazier n’était pas du genre calculateur sur un ring. Petit pour un lourd (1,82m), il dut adapter sa boxe à sa morphologie, à l’image d’un ‘Marvelous’ Marvin Hagler ou d’un Mike ‘Iron’ Tyson. Avec une garde « bras en croix », des esquives plongeantes et rotatives particulièrement vives pour un tel gabarit et une science exceptionnelle du corps à corps, Frazier matraquait ses adversaires avec son crochet gauche (« il avait la foudre dans les poings » dixit Jean-Claude Boutier, ex-Champion d’Europe des moyen et voix de la boxe en France), qualifié par les spécialistes de « coup céleste » et les asphyxiait littéralement. Ce style, associé à un parcours personnel hors du commun, fut à l’origine du scénario de Rocky. Dans son chef d’œuvre, Sylvester Stallone reprit certaines anecdotes sur les entraînements de Frazier, notamment la célèbre montée des marches de l’Art Museum de Philadelphie et les quartiers de bœuf utilisé comme sac de frappe.

Un sale coup au foie

« La boxe est juste, jamais elle ne ment. C’est un couperet qui jamais n’hésite. C’est oui ou c’est non. [2]». Joe Frazier était un boxeur kamikaze qui n’avait pas peur de se ruer à l’attaque, peut-être au détriment d’une stratégie plus construite. En meilleur état physique qu’Ali, atteint de la maladie de Parkinson, il était persuadé qu’il vivrait plus longtemps que son éternel rival. Finalement, un cancer au foie a eu raison de lui. Mourir d’un coup au foie, funeste ironie pour un si grand boxeur.

François Miguel Boudet


[1] : « It ‘s gonna be a thrilla, and a chilla and a killa when I get the gorilla in Manila »

[2] Citation extraite d’un entretien donné à l’Equipe Magazine en 2010.

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